Le numérique responsable
DISCUSSION AVEC LOUISE VIALARD
Lorsque l’on parle de développement durable, on pense systématiquement à l’impact des transports, de l’énergie, des dangers de la surproduction…etc. mais il y a un élément qui était jusqu’à récemment, relativement absent des discussions : la pollution numérique. Souvent cité comme solution, son rôle central (et parfois démesuré) dans notre quotidien lui confère une place non négligeable, si ce n’est majeure, dans les dérèglements actuels, qu’ils soient écologiques, économiques ou sociaux.
Pour mieux comprendre et saisir les enjeux liés au numérique, nous avons discuté avec notre amie Louise Vialard, spécialisée sur le sujet.
Comment en es-tu arrivée à t'interroger sur l'impact du numérique ?
J’étais en études d’architecture quand je me suis intéressée à l’infrastructure du numérique. J’étais dans une ancienne école à Paris, en plein hiver, et alors qu’il n’y avait plus de chauffage, je me suis réfugiée dans la salle informatique. Je me suis demandée d’où provenait la chaleur de la salle : des serveurs. C’est à ce moment là que j’ai constaté que le numérique et l’internet avaient une matérialité. Ce sujet m’a beaucoup intéressée et j’ai donc fait le choix de faire mon diplôme autour de la récupération de chaleur de l’infrastructure d’internet dans l'objectif de chauffer la ville.
J’ai fait des projets à Paris, ensuite je suis arrivée sur Nantes où j’ai travaillé avec une boîte qui fait des chaudières numériques. Nous avions un projet avec Nantes Habitat sur de l’habitat social au nord de la ville. L’idée était de faire de mini data centers des chaudières et de les installer dans une chaufferie collective pour pouvoir préchauffer l’eau chaude sanitaire (pour la douche, la vaisselle etc..). En parallèle, cela permettait de refroidir les serveurs de manière automatique. Donc à la fois on ne dépense pas d’énergie pour refroidir le serveur et on fait des gains d’énergie sur l'eau chaude.
" Au niveau environnemental on sait qu’en 2020 le numérique représentait 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, c’est 50% de plus que les émissions des transports aériens. On sait aussi que ce qui consomme le plus sur internet c’est la vidéo en streaming, elle représente 60% de la bande passante. "
©Dans les dents
Nous avons abordé le sujet de la perte énergétique des data centers, est-ce que tu peux nous expliquer plus en détails ce qu'est qu’un data center ?
Les data centers, ou centres de données, sont les endroits où l’on stocke tous les serveurs, généralement d'énormes hangars d'environ 1000 à 2000 m². Ils représentent 25% de la consommation des gaz à effet de serre émis par le numérique.
Toutes les données qu'on utilise, via n’importe quel appareil connecté, sont stockées dans ces serveurs. Pour éviter tout risque de perte, chaque donnée est répliquée sur un réseau de data centers. Et, comme ils doivent rester à une certaine température, ils sont climatisés en permanence, d’où cette perte énergétique.
Au-delà des data centers, quel est l'impact de la production de matériel numérique ?
Dans le monde on compte 9 milliards d’appareils connectés, sachant qu’en général un appareil électrique demande 50 à 350 fois son poids en matières premières. Pour produire un ordinateur par exemple, on estime à 800kg la quantité de matières premières requise. Et vu la complexité à mettre en place du recyclage, on compte seulement 3% des composants d'appareils électriques recyclés.
Concrètement, dans un ordinateur on peut trouver de l’or, du lithium... beaucoup de métaux rares permettant de produire des matériaux de très haute qualité. Ces mini quantités sont alliées les unes aux autres, soudées, ça demande donc énormément de ressources pour les défaire et les recycler. C’est quelque chose de quasiment impossible à faire.
" on compte seulement 3% des composants d'appareils électriques recyclés. "
C’est d'ailleurs pour ça qu’on parle plus de reconditionnement que de recyclage. C’est-à-dire que si la batterie de l'ordinateur ne fonctionne plus, il faudrait réparer la batterie plutôt que de changer d’ordinateur.
On sait maintenant que tous les produits électroniques ne sont pas modulaires, ils sont fabriqués pour être changés assez rapidement, on appelle ça l’obsolescence programmée. Même s’il y a des lois en France et en Europe qui encadrent cette pratique, cela reste toujours compliqué de faire entendre ça aux équipementiers.
C’est un travail de sensibilisation qu’il faut mener auprès des utilisateurs selon toi ?
Je pense que c’est assez déprimant de se sentir coupable de contribuer à un problème qui est beaucoup plus grand que toi. Je ne suis donc pas forcément pour qu’on rejette la responsabilité en permanence sur les utilisateurs. Il faut savoir ce qu'on a entre les mains, mais en définitive, ce n’est pas l’utilisateur final qui va changer le monde parce qu’il a choisi d’acheter un fairphone plutôt qu’un iphone. Ce qui peut changer les choses c’est comment en amont on pense à l'utilisation de cet outil-là, sa conception et sa construction.
" Ce qui peut changer les choses c’est comment en amont on pense à l'utilisation de cet outil-là, sa conception et sa construction. "
©Chris Delorenzo
Qu’est ce qui fait qu'aujourd'hui, en tant qu’individu lambda, on va avoir besoin d’un téléphone qui possède toutes les options possibles et imaginables ?
C’est une histoire d’imaginaire de société et de comment on conçoit les technologies, ce que cela peut permettre dans la vie. Quand les États-Unis ont envoyé pour la première fois les hommes sur la Lune, ils ont utilisé un ordinateur qui avait, il me semble, 75 milles fois moins de mémoire vive que les téléphones qu'on a dans nos poches. Pourquoi utilise-t-on un iPhone ? Pour envoyer des mails, aller sur des applis et réseaux sociaux...
Pour remettre les choses dans leur contexte, aujourd’hui nous arrivons à une saturation technologique et ça se voit. Par exemple, les smartphones à l’heure actuelle sont arrivés à un palier qu’ils ont du mal à dépasser. Toutes les améliorations qu'on leur apporte ne sont plus des arguments marketing valables. Ce qui explique la chute des ventes et l’apparition de la 5G, qui a reboosté un peu ce marché. Par contre ce qui monte en flèche, c’est le marché des appareils connectés (frigo connecté, alarme connecté etc…).
On entend de plus en plus parler du numérique responsable, comment le définirais-tu ?
On l’associe souvent au numérique durable, soit un numérique très axé sur l’éco-conception. L'éco-conception c’est la manière avec laquelle on écrit le code pour une application web ou pour tout service numérique. Ce sont les développeurs derrière qui vont écrire comment les choses sont faites et utilisées dans ce service.
Pour prendre l’exemple de Tinder, cette application va utiliser toutes les ressources du téléphone, sa batterie, sa mémoire vive, etc… Ce téléphone va devoir lire le code, et s’il y a beaucoup de choses à lire, il va dépenser beaucoup d’énergie. Donc le numérique responsable, c’est de se dire que mon code va être léger, pour être accessible à des personnes qui n’ont pas d’ordinateurs ou d’équipements numériques de dernière génération.
C’est l’idée de rendre le numérique accessible à tous les publics, quels qu’ils soient et sans oublier les handicaps ou les freins de chacun.
" Quand les États-Unis ont envoyé pour la première fois les hommes sur la Lune, ils ont utilisé un ordinateur qui avait, il me semble, 75 mille fois moins de mémoire vive que les téléphones qu'on a dans nos poches. "
©Dans les dents
Comment pourrait-on faire pour réduire individuellement notre impact ?
Nettoyer sa boîte mail, c’est un effort qu’il faut faire, comme trier ses déchets. Ensuite, ça passe aussi par les outils numériques qu'on achète. Préférer le reconditionné ou faire réparer plutôt que de changer. On sait par exemple que si on fait durer son ordinateur 4 ans au lieu de 2 ans, il améliore de 50% son bilan environnemental.
Savoir s’informer sur ce que peuvent générer nos actions sur internet en termes d'émissions de Co2. Regarder sa consommation de données sur internet, le temps passé sur certaines applications.
Avant il y avait des forfaits bloqués à 1 ou 2 GO, pourtant nous utilisions déjà beaucoup internet. Avec mon forfait de 40 GO actuel je me rends compte que j’utilise beaucoup plus de données. Avant l’ADSL, nous mettions beaucoup de temps à charger une vidéo sur un site internet, maintenant tous les sites ont des vidéos et on ne le remarque même plus, alors qu’une vidéo pèse beaucoup.
" 50% des connexions à internet se font depuis un smartphone, il n’est donc pas nécessaire d’avoir une grande résolution."
Pendant le confinement, pour éviter que les réseaux ne soient saturés, Netflix a réduit la qualité de ses vidéos et je pense que personne ne l’a remarqué. Un mode 720p pour la vidéo c’est déjà une qualité dégradée, une vidéo qui pèse beaucoup moins, mais c’est largement suffisant pour regarder sur son ordinateur ou sa tablette.
Il existe également Fairphone, une marque de téléphone modulaire, avec laquelle on peut changer toutes les pièces : l’appareil photo, la batterie ect. on ne gêne pas le cœur du téléphone et on ajoute des fonctionnalités selon l’évolution des technologies. Leurs matières premières sont sourcées par des coopératives qui assurent que le travail est réalisé dans de bonnes conditions.
©Dans les dents
Quels sont les enjeux à court terme ?
L’objectif c’est une prise de conscience générale : il faut s’informer pour éviter le Green Washing, car ce n'est pas parce qu'on fait du Green IT ou de l’éco conception, qu'on va vraiment changer le logiciel de conception.
La sobriété numérique c’est aussi de se dire: “est-ce que j’ai besoin du numérique à cet endroit ?”. Il faut se questionner sur sa consommation, même si le consommateur c’est le bout de ligne, il y a les entreprises et les gouvernements à prendre en compte également.
Il faut aussi savoir qu’internet tel qu’on le connaît, c'est-à-dire les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et le World Wilde Web, ça ne représente qu’une petite partie d’internet. Il y a également le Darknet et d’autres protocoles qui peuvent permettre d’utiliser l’internet.
L’objectif principal reste d’armer tous les citoyens à comprendre ces enjeux, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux. L’argument qu’on entend souvent pour la 5G, c’est qu’elle va permettre d’avoir la télémédecine, parce qu’il y a des zones où il n’y a pas de médecin. C’est une solution effectivement, mais la base du problème ne serait pas qu’il n’y a pas assez de médecins ? On a tendance à vouloir apporter une solution technique à un problème social, alors que ce n’est pas forcément le meilleur outil. Il faut se poser les bonnes questions. Si tout le monde est aguerri et capable de comprendre l’outil qu’il a entre les mains, nous serons plus en mesure de tous nous poser les bonnes questions.
En guise de conclusion, j’aimerais préciser que pour respecter les accords de Paris, il me semble qu’il est nécessaire que nous baissions notre consommation d'énergie de 5% tous les ans. Or le numérique augmente de 8% chaque année.
" j’aimerais préciser que pour respecter les accords de Paris, il me semble qu’il est nécessaire que nous baissions notre consommation d'énergie de 5% tous les ans. Or le numérique augmente de 8% chaque année. "
